CHAPITRE VIII
Tamane l’avait averti que Jarlad avait débarqué. Il lui restait un quart d’heure pour se préparer à l’affronter. En deux ans, depuis qu’il était sur Epsilon Eridani II – rebaptisée Foehn –, chacun de ses contacts avec Jarlad avait été pénible. Ils achoppaient toujours sur le même problème, et ce problème n’était pas de son ressort. Dor s’était considérablement endurci (ou réendurci, comme disait Avelange), mais personne n’avait réussi à entamer son intégrité et il ne tolérait pas le moindre expédient qui ne fût pas strictement nécessaire. Or, à son sens, l’attitude de la Commission Éthique vis-à-vis de la Tournée Bohème était inacceptable. De surcroît, toutes les analyses qu’il faisait des situations provoquées par la Commission aboutissaient au constat d’échec : les résultats qu’obtenait Jarlad allaient à l’encontre de ses desiderata et ramenaient à prendre des mesures sans cesse plus draconiennes.
Il y avait aussi le petit contentieux Mademoisel et, sur ce point, Dor savait le bien-fondé des récriminations de Jarlad.
Dor avait Avelange dans les pattes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et Avelange, non content de suivre à la lettre les consignes de la C.E., inventait régulièrement quelque ineptie pédagogique puis passait par-dessus la tête d’Ennieh pour la soumettre et la faire valider à Jarlad. Heureusement, Eïr Fiho et Tamane soutenaient Dor ! Heureusement aussi, ils étaient irremplaçables.
Professionnellement, Eïr était la pondération personnifiée. Il savait tout faire, mais il le faisait dans le calme et la discrétion. Officiellement, il était responsable, avec Doholavehi, de la formation technique et des phénomènes kineïres ; officieusement, il était le bras droit d’Ennieh et abattait le travail que celui-ci se refusait à confier à Avelange. C’était Avelange l’adjoint théorique à la direction de Foehn, seulement sa seule qualité était son allégeance à la Commission. Aussi Dor s’évertuait-il à l’inonder de responsabilités pour qu’il respirât un autre air que le sien.
Tamane, elle, avait été une agréable surprise, la meilleure depuis le jour inoubliable où Mademoisel était venue lui apprendre qu’elle avait inventé un nouveau mode : l’ubiquité (même la désillusion qu’avait occasionnée le talent d’Ylvain n’avait pas effacé ce bonheur). Tamane était de deux ans plus âgée que Mademoisel, mais elle était d’une promotion de trois ans plus récente, et pour cause : Tamane n’avait pas les aptitudes nécessaires au kineïrat. Quelqu’un s’était obstiné à faire d’elle une kineïre et lui avait fait doubler ses classes, sans résultat : elle était incapable de projeter un faisceau et n’y parviendrait sans doute jamais. Dor était tombé par hasard sur son dossier. Après avoir incendié le Conseil des Maes – depuis qu’Orowva en avait pris la direction, Chimë partait à vau-l’eau… ce qu’avait annoncé Mademoisel ! –, il avait embauché Tamane au Centre d’Etudes Kineïres (le CEK) de Foehn, à l’Orientation, et l’avait chargée du suivi pédagogique des élèves. Elle était incapable de projeter, certes, mais elle comprenait parfaitement le fonctionnement du kineïrat… et elle était télépathe universelle ! Nul mieux qu’elle ne pouvait contribuer à la formation de ces psis surdoués : elle s’introduisait en eux pour les aider et surveiller leur évolution. Dire que ce crétin d’Orowva l’aurait laissé se perdre ! Une télépathe… Il devait en exister moins de cent dans l’Homéocratie ! Et elle était honnête et bénévolente ! Rapidement, elle était devenue sa plus sûre alliée.
Avelange avait eu un soutien aussi, et quel soutien ! Naï Semar, le maître à penser du kineïrat : c’était Semar qui avait défini le CEK, même si le programme myvien avait été lancé bien avant sa naissance. Seulement Jarlad avait retiré Semar de Foehn, pour lui confier Dor ne savait quelle mission relative à Ylvain, et Avelange s’était retrouvé seul… Il était déjà bien assez pénible !
Dor craignait Jarlad, mais il devait lui reconnaître une certaine franchise : Jarlad expliquait volontiers ce qu’il entreprenait contre Ylvain, quoique à retardement. De toute façon, et Jarlad le savait, Ennieh avait d’autres sources qui, à défaut de recouper toujours les paroles du chef de la Commission, le tenaient constamment informé. En un an et demi, Ylvain avait essuyé douze tentatives d’assassinat et Jarlad avait perdu quarante et un agents : il en était donc arrivé à la conclusion qu’Ylvain s’était placé sous la protection d’un professionnel et que celui-ci était d’une rare compétence. Ennieh n’y croyait pas ; il savait que son ex-élève était entouré d’amis, constamment, et que sa popularité lui offrait autant de protecteurs qu’il avait de spectateurs. Jarlad s’enlisait dans l’engouement public ; chaque fois qu’il lâchait des tueurs, il les opposait à des dizaines de milliers de gardes du corps spontanés et bénévoles.
Et Jarlad avait eu d’exaspérants démêlés avec le Conseil Homéocrate. Il avait tellement tardé et répugné à l’informer du problème Ylvain que le Conseil lui était tombé dessus à bras raccourcis lorsqu’il s’était décidé à le faire. Jarlad s’était trouvé un ennemi irréductible en la personne du Président du Conseil, Ereva Dal Semys, le plus implacable adversaire de la Commission Éthique et de l’hégémonie thalienne. Heureusement pour Jarlad, Dal Semys ayant ses propres ennuis au sein même du Conseil et sa présidence ne tenant qu’à un fil, il avait dû transiger devant l’influence de la Commission sur nombre de Conseillers. Sous peu, Ylvain serait interdit de projection dans toute l’Homéocratie pour cause d’incitation au non-respect de l’Éthique, de non-conformité à la déontologie kineïre (adoptée depuis trois mois sous la férule de l’Institut) et de recel et vente illégale d’amplikine. L’interdiction, qui touchait aussi Elynehil Mayalahani – Mademoisel avait été épargnée, mais elle serait officiellement avertie –, entrerait en vigueur la veille de leur prochain spectacle sur Lamar, le monde de l’École Tashent, moins de six semaines plus tard… Ce serait la fin de la Tournée Bohème.
Si Dor s’opposait aux méthodes de la Commission, il partageait plus qu’à moitié les inquiétudes de Jarlad quant aux conséquences sociales des projections sauvages d’Ylvain. D’abord, en plaçant délibérément sa tournée sous le sceau de la marginalité stillienne, il avait donné un nom et une officialité à un mouvement aussi désorganisé que fantasque qui perturbait la jeunesse de la plupart des planètes homéocrates ; cette reconnaissance artistique était pernicieuse, c’était un véritable encouragement mobilisateur. Quelques mois après le passage d’Ylvain, des groupements jusqu’alors négligeables devenaient de véritables forces qui, à défaut de secouer leurs mondes, croissaient d’une vigueur tranquille et communicative. La C.E. avait pu enrichir son dossier de centaines de rapports alarmants : la Bohème n’était ni une mode, ni une idée en l’air ; c’était une épidémie et, si personne n’en pouvait réellement quantifier et qualifier les dangers, son extension soulevait d’ennuyeuses questions… « Voyez Still ! »
Même si Still était le foyer du phénomène, paroxysmal et depuis longtemps atypique, le Conseil Homéocrate avait fait plus que s’en inquiéter : il avait prohibé la Bohème mineure, consécutivement au plénum qui avait suivi celui animé par Ylvain. En un an, le nombre des Bohèmes stilliens avait décuplé, et leur moyenne d’âge avait augmenté d’un lustre !
La tournée d’Ylvain avait débuté sur Velem, puis Dazel et Euterpe ; depuis, ces trois mondes avaient connu leurs premiers plénums ; sur Isis et Novaland, on parlait d’organiser des manifestations bohèmes ; sur Genesis, on programmait un festival bohème. Sur chaque planète que visitait la tournée, y compris la douce Cherryh, Zaya et la riche Terpsichore – les dernières en date –, la C.E. avait enregistré d’importantes fluctuations idéologiques à tous les niveaux de population. Dans toutes les classes socioprofessionnelles, le Poison faisait son office. Mais rien de tout cela n’aurait empêché Dor de dormir, si Mademoisel ne lui avait pas fait parvenir ces messages de plus en plus provocateurs et délirants, dont le dernier l’avait bouleversé.
« Maes », écrivait-elle, « vous êtes dans l’erreur : l’Homéocratie n’est pas une fin en soi, les structures homéocrates ne sont l’aboutissement de rien et ne procèdent d’aucune intelligence humaniste. Votre erreur, et celle de vos semblables, naît d’une étroitesse d’analyse quant à l’éventualité d’une altération positive de l’ordre établi. Cette analyse repose sur l’expérience et la pratique raisonnable des schèmes historiques. Si elle explique le présent, elle concerne si peu l’avenir qu’elle ne devrait même pas être envisagée… à moins qu’on nie les facultés d’apprentissage et d’adaptation de l’être humain. Le super-kineïrat, celui d’Ylvain, offre la possibilité d’exercer une pression mutagène sur l’Homéocratie et, puisque je détiens le pouvoir d’assumer mon propre sens de l’existence, je choisis d’œuvrer avec l’évolution, contre vous. Si cela peut vous consoler, sachez que je n’ai jamais nourri d’autres intentions et que Myve représentait déjà, sous un autre jour, l’occasion d’appliquer mon individualisme forcené. »
Dor n’avait pas digéré ce passage. Il avait peine à croire que son élève préférée pût énoncer de telles inepties ; c’était un peu comme s’il avait lu les élucubrations de quelque mystique idéaliste. Et ce n’était pas tout !
« Ce que vous faites sur Epsilon Eridani II est nuisible et inutile. Nuisible parce que le seul bénéficiaire en sera la Commission Éthique et l’idée toute particulière qu’elle se fait de l’équilibre homéocrate. Inutile parce que la Bohème est en marche et que ceux qui pourraient la stopper sont ceux qui la poussent. Vous devriez assister à une projection d’Ylvain… Peut-être comprendriez-vous que votre outil, le kineïrat patenté, est caduc, définitivement. »
Le pire était la fin. Mademoisel y était méconnaissable.
« Vous aviez raison sur un point, maes, Ylvain et moi nous ressemblons énormément. Mais pas de la façon dont vous le pensiez – Ylvain dirait que nous sommes trop différents pour cela –, je le réalise bien mieux depuis que nous sommes amants… Au risque de vous heurter, je dirais même que je suis sa seconde concubine, en quelque sorte, et qu’il y en a une troisième sur la liste. Mais pourquoi vous informer de mes tribulations sexuelles ? Peut-être pour que vous saisissiez à quel point vous êtes du mauvais côté et l’inutilité de vos relances perpétuelles, et peut-être aussi à titre préventif. Je vous connais assez pour savoir que vous ne préviendrez ni Jarlad, ni Semar de ce message. N’hésitez pourtant pas à vous servir de ceci : personne n’a vu Yolo Tashent depuis plus d’un an, la dernière personne à l’avoir rencontré est Semar et Gesanne Wval, qui assure le remplacement provisoire, conduit l’École à sa perte (cf Orowva et l’Institut)… Êtes-vous certain de former des kineïres, maes ? »
Cela n’avait aucun sens. Dor avait vérifié, à tout hasard, et il était apparu que Tashent, gravement malade, était en isolation cybergicale complète. Quant à Wval, c’était une incapable notoire et rien ne le surprenait de sa part. Pourtant, ces insinuations avaient éveillé les vieux doutes, des doutes que Mademoisel avait déjà mis en évidence. Une fois l’Institut et l’École Tashent disparus, une fois Ylvain et Mayalahani éliminés, il ne resterait plus que le CEK… et même Dor, qui le dirigeait, ignorait la finalité réelle du CEK… parce qu’elle restait à préciser et que Foehn en était au stade expérimental. Pour l’instant, le plus âgé des élèves avait douze ans, et l’enseignement qu’il recevait visait essentiellement à affûter son don de projection. L’aspect créatif viendrait plus tard ; d’ici là, rien n’était joué. Mais que diable la C.E. pourrait-elle bien faire de talents kineïres ? De l’occultation idéologique ? L’Institut l’avait toujours copieusement pratiquée. Que craignait donc Mademoisel ?
Dor n’était certain que d’une chose : il ne tenait pas à ce qu’elle interrompît leur relation écrite… D’autant que, et c’était un motif d’espoir, elle ne semblait toujours pas en avoir informé Ylvain.
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Une fois de plus, Jarlad était entré dans le bureau sans attendre d’y être invité ; une fois de plus, Ennieh avait bondi pour exprimer son mécontentement ; et, une fois de plus, Jarlad y avait mis un terme avant qu’il pût prononcer un mot.
— Restez assis, Dor… Pas de cérémonial entre nous, allons !
Jamais Jarlad n’usait du même préambule, c’était son jeu. Il savait que Dor allait vitupérer et il lui coupait l’herbe sous le pied, négligemment, en toute innocence ; et Dor n’insistait pas. Ensuite, ils devisaient de Foehn et des progrès de chaque élève – dix-neuf, sur deux tranches d’âge – pendant un temps qui variait avec l’urgence de ce qu’ils avaient à se jeter à la figure mais qui n’excédait pas la demi-heure. Puis, par une remarque anodine, Jarlad en venait au motif réel de son déplacement ; c’était leur rituel. Ce jour-là, Ennieh dérogea aux habitudes.
— Les enfants avancent normalement, abrégea-t-il à la première question de Jarlad. Ils avancent même certainement plus vite que d’après nos meilleures estimations… Donc, ici, tout va bien…
— J’en suis ravi, coupa Jarlad. Qu’êtes-vous donc si pressé de dire ?
— Où est Semar ? attaqua Dor. Vous m’avez imposé une équipe, et en plus, vous me privez d’un de ses membres les plus efficaces. Où est-il ?
— Naï Semar est sur Lamar, je crois, ou il s’y rend, je ne peux pas être catégorique. (Jarlad donnait des formes à toute chose.) Il doit rentrer sur Foehn dans quelques semaines…
— Combien ?
— Huit ou neuf, je suppose.
Jarlad aimait les colères d’Ennieh, elles étaient si… rafraîchissantes.
— Et que fait-il sur Lamar ? Il prend des nouvelles de Yolo Tashent ? Il s’assure de l’incompétence de Wval ? Il noyaute les Autonomes ?
— Ah, Dor, vous avez un caractère exécrable ! (C’était dit sans reproche.) Yolo Tashent est mort l’année dernière. (La révélation était venue brusquement.) Semar a assisté personnellement à sa fin.
— Il y a assisté ou il l’a assistée ?
Jarlad laissa échapper un petit rire, puis il soupira.
— Tashent est mort de vieillesse, Dor. Semar s’est simplement arrangé pour que l’annonce de son décès soit différée. L’Ecole est en pleine crise, et nous ne tenons pas à ce qu’elle tombe entre les mains de Toyosuma.
— On ne sait jamais, il pourrait la relever !
— Dor ! (Jarlad avait haussé le ton.) Cessez de vous comporter comme si nous ne nous intéressions qu’à la destruction ! Vous devriez aussi vous sentir responsable de la médiocrité actuelle du kineïrat… Tâchez de ne pas oublier que vous avez été le formateur des gens en place tant à l’École qu’à l’Institut.
Ennieh blêmit : rien, hélas, n’était plus vrai.
— Pourtant, nous vous faisons entière confiance ici, au CEK. (Le ton de Jarlad se fit paternel.) Disons que ni vous, ni nous n’avons bénéficié du meilleur matériau et cessons ces sottises.
Malgré l’affabilité de la voix, il n’était pas possible de se méprendre sur la position éminemment subalterne d’Ennieh. Jarlad exerçait l’autorité, et cette autorité était lasse des enfantillages.
— Naï Semar attendra Ylvain sur Lamar. Il n’en repartira que lorsque le gouverneur aura constaté l’impossibilité pour Ylvain de projeter et que, consécutivement à l’annonce officielle du décès de Tashent, l’École aura en bonne et due forme désigné son successeur.
— Gesanne Wval ?
— Gesanne Wval.
Dor hocha la tête, comme pour manifester une approbation qu’il n’avait pas à donner. Il espérait seulement que Wval serait bien secondée.
— Ce… cette interdiction de projeter plaçant Ylvain hors d’état de nuire, allez-vous cesser de lui expédier des tueurs ?
— Non !
C’était catégorique, définitif et violent.
— Nous allons le faire oublier un moment, puis nous l’éliminerons. Il n’y a pas d’alternative.
— Mayalahani ?
— Idem… Et votre protégée aussi, si elle ne revient pas à de meilleures dispositions. (Jarlad ne manqua pas de remarquer le tressaillement qui crispa les joues d’Ennieh.) Vous avez encore des contacts avec elle, n’est-ce pas ?
— Un seul… Elle travaille pour l’avenir, mentit Dor. Laissez-lui le temps d’apprendre.
— J’aimerais avoir votre optimisme, mais ce que je vois ressemble à une trahison en règle et je crois plutôt qu’elle apprend à nous écarter de son chemin. Elle aura sa chance… Qu’elle la saisisse ! Toutefois, ne vous avisez pas de la prévenir, je la ferais instantanément abattre.
Dor ne réagit pas. Il avait l’impression que là où elle était, du moins pour l’instant, Mademoisel ne risquait rien. Si la C.E. échouait pour l’un, pourquoi l’autre serait-elle plus vulnérable ? Mademoisel, finalement, avait eu raison d’aborder sa vie sexuelle.
— Le problème bohème ? s’enquit-il.
— Ne vous regarde en rien, trancha Jarlad. Pas plus que la tournée. Vous avez tendance à vous égarer, Dor, et si je veux bien satisfaire une partie de votre curiosité, vous semblez oublier que l’évolution du CEK est le seul motif de mes visites. Nous avons d’ailleurs assez perdu de temps. Faites venir Avelange, Fiho et Tamane !
Dès qu’Ennieh eut expédié les convocations, Jarlad changea de ton. Il se mit à parler lentement, les yeux braqués sur ceux d’Ennieh.
— Je suis à la tête de la Commission. Cela signifie que j’en suis responsable, pas que j’en détiens le pouvoir. Je travaille pour le Conseil Homéocrate et vous n’ignorez pas les positions anti-éthiques de son président. La C.E. est en crise, comme l’Homéocratie ; tout bascule vers le désordre et nous sommes une poignée à réagir, envers et contre tout. Je connais votre attachement aux valeurs homéocrates et votre intransigeante probité morale… Aujourd’hui, je me bats surtout dans mon propre camp – même contre mon adjoint, Mennalik ! – et je vous saurais gré de ne pas grossir les rangs de mes adversaires. La Bohème n’est que les prémices d’un raz-de-marée autrement plus dévastateur qui pourrait aboutir à l’éclatement de l’Homéocratie, le retour au planétarisme fratricide… Il ne s’agit plus ni de marginalité, ni d’art. Soyez avec ou contre moi, mais cessez de chipoter sur des détails de routine. Nous n’en sommes plus là !
Dor ne trouva rien à répondre, et l’arrivée de ses collaborateurs le soulagea. Jarlad avait prononcé les mots qu’il fallait : il ne pouvait plus penser correctement, toute son acuité intellectuelle s’égarant dans l’analyse de cette confidence, doublée d’une demande expresse de loyauté ou de soutien, en tout cas pas de neutralité. Bien sûr, il savait tout cela, mais se l’entendre dire et se faire accuser d’irresponsabilité, se retrouver face à ce choix primaire qui excluait toute donnée humaine… Dor connaissait bien son choix. Jarlad n’avait pas frappé au hasard. S’il le fallait, puisqu’il le fallait, il se plierait à la sauvegarde des valeurs homéocrates, au mépris du reste, de n’importe quel reste. Enfin, il le croyait.
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Le bureau était la reproduction améliorée de celui du rectorat de Chimë : il n’était pas conçu pour contenir cinq fauteuils, ni même quatre. Dor et Jarlad étant assis, Eïr Fiho se précipita sur le dernier siège vacant, sous le regard atterré d’Avelange et le sourire amusé de Tamane – elle connaissait suffisamment Eïr pour savoir que jamais il n’aurait raté une telle occasion de provocation. Avelange, l’air contraint, s’avança entre les fauteuils de Jarlad et Fiho, face à Ennieh, puis se campa de son mieux dans la station verticale. Tamane les contourna pour poser une fesse sur le bureau, régalant Dor et Eïr de sa décontraction.
Sur Foehn aussi, les enseignants portaient le titre de maes. Par contre, il n’existait aucun Conseil : le directeur dirigeait seul le CEK, aidé de chaque responsable de département, et tous les maes connaissaient l’autorité de la Commission Éthique. Actuellement, Dor gérait le travail de douze subordonnés, et son administration s’étendait à toute la planète – environ dix-huit mille techniciens –, par l’intermédiaire du préfectorat, dont il n’avait pas la responsabilité mais l’usage tacite : le préfet Pahull était à la botte de Jarlad, totalement dévoué à la Commission. D’un commun accord, ni lui, ni Dor, n’empiétaient sur le domaine de l’autre. Ils avaient donc peu de relations, mais elles étaient excellentes : leur mépris commun pour Avelange, qui naviguait entre les deux administrations, facilitait considérablement leurs rapports. En revanche, Pahull détestait Eïr Fiho et avait défendu à Tamane d’approcher la préfecture. Tamane effrayait : la télépathie faisait mauvais ménage avec les documents confidentiels. Bien entendu, Dor avait immédiatement contacté Pahull.
— Pahull, s’était-il emporté, vous allez immédiatement retirer cette interdiction stupide et faire vos plus plates excuses à Tamane !
— Négatif, avait tranché Pahull. Je ne veux pas de télépathe dans mes bâtiments.
— Se peut-il que vous soyez à ce point ignorant ? La télé…
— Je sais ! Essayez plutôt de convaincre les imbéciles qu’on m’a flanqué à la Sécurité ! Ils ont une trouille bleue de la petite.
— Bon sang, Pahull, vous êtes leur supérieur hiérarchique !
— Négatif. La dispersion des pouvoirs est la spécialité de la maison, ne me faites pas croire que vous ne l’aviez pas remarqué ! Oubliez cette histoire et présentez mes plus sincères excuses à la petite.
Dor aurait oublié, d’autant que Tamane n’en faisait pas cas, seulement il avait rapporté l’anecdote à Eïr Fiho, lequel avait saisi l’aubaine pour exercer son anti-militarisme aigu. Dans un premier temps, il avait organisé une projection dont-il avait exclus les officiers de la Sécurité. Quasiment toute la planète était venue assister au spectacle d’Eïr et, en trois keïnettes, il avait déclenché une véritable phobie de la Sécurité. Une semaine après, Dor avait reçu un appel de Pahull lui révélant le jeu auquel s’était livré son subordonné.
— Virez-moi ce macaque !
— Impossible.
— Ennieh, ou vous le virez, ou je le casse.
— Essayez… Il est sous ma seule juridiction.
— Je vais adresser une demande officielle… et détaillée, faites-moi confiance !
— Pahull, vous n’êtes ni sur Thalie, ni en poste sur une base minière. La seule fonction de Foehn est le kineïrat. Eïr Fiho est kineïre, vous êtes garde-chiourme… À votre avis, lequel des deux est remplaçable ? N’essayez pas de briser le semblant d’équilibre qui existe entre le préfectorat et le CEK ; à ce jeu-là, je vous mettrais mat.
Il y avait eu un silence, puis Pahull avait changé de ton.
— Faut pas vous chatouiller, hein ? Okay, dites-moi donc ce qui risque de se produire si votre semeur de chienlit tombe entre les pattes des types de la Sécurité !?
— Faites-les remplacer.
— Vous plaisantez ?
— Pas le moins de l’Homéocratie.
— Vous me voyez demander la mutation de l’équipe complète ?
— Je l’appuierai.
— Et vous allez invoquer quel motif ? Allergie à maes Fiho ?
— Incompétence, inefficacité de fait consécutive à de graves erreurs commises à l’encontre de la population. Je citerai même pour témoignages les piles de réclamations qui encombrent nos deux bureaux depuis une semaine.
— Vous êtes gonflé ! (Le timbre de Pahull dénonçait la plus stupéfaite des indignations.) Qui a semé cette zizanie ?
— L’interdiction pour Tamane de pénétrer à la préfecture. Vous souhaitez aussi que j’en fasse cas ?
Pahull s’était abstenu de relever le propos ; il était humilié, pas fâché : Ennieh défendait les siens, ce qu’il admirait. N’avait-il pas tenté la même chose ? Il savait que son interlocuteur allait passer un savon à Fiho, mais que jamais il ne le désavouerait. C’était un meneur d’hommes !
— D’accord, avait-il accepté. On efface tout et on recommence, ça va ?
— Affirmatif.
Et Dor avait coupé la communication.
Il avait effectivement sermonné Eïr, les yeux humides d’un fou rire inextinguible. Un gouffre séparait les conceptions des relations humaines du préfet et du directeur de Foehn. Ce gouffre était sensiblement le même qui distinguait la télépathie de l’idée qu’en avaient les profanes.
Tamane ne lisait pas les pensées, pas plus qu’elle ne captait quoi que ce fût du cerveau d’autrui. Elle créait un pont entre son cerveau et le conscient de son sujet. Pas un faisceau, mais une interaction qui pouvait porter les mots qu’elle souhaitait transmettre et lui amener ceux que l’autre formait. Chaque fois qu’elle agissait ainsi, le récepteur le percevait comme une intrusion étrangère à son système de référence : il était impossible de se méprendre sur une tentative de communication télépathique, et c’était ce qui rendait la paranoïa des officiers inepte.
Tamane rencontrait Jarlad pour la première fois. Mue par une irrésistible curiosité, elle créa un pont entre leurs pensées et reçut l’équivalent d’une gifle cérébrale qui la fit instantanément se rétracter. Jarlad était un psi ; elle ne pouvait pas dire de quel genre, mais son potentiel était élevé. Autant que celui d’un kineïre, autant que celui du plus puissant kineïre qu’elle eût rencontré : Mademoisel. Et les kineïres possédaient de loin les plus importantes capacités psioniques. Que pouvait bien être Jarlad ?
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Jarlad attendit que le silence se fît pesant. L’indiscrétion de Tamane ne le dérangeait pas. Il était même possible que le respect qui en découlerait lui facilitât les choses. En tout cas, aujourd’hui, elle ne s’opposerait pas à lui.
— Nous allons remodeler totalement le programme du CEK, révéla-t-il tout à coup. L’Histoire avance trop vite pour que nous nous contentions de nous accrocher derrière en nous efforçant de la freiner de notre seul poids.
Il s’interrompit pour que chacun assimilât les significations de cette entrée en matière. Dor plissait les yeux, faisant le parallèle avec ce que Jarlad lui avait dit et rassemblant ses forces pour entendre la suite. Tamane cogna deux fois le bureau de son talon droit, comme pour extirper Fiho de ses rêveries. Mais Eïr Fiho ne rêvassait pas : la tête penchée, il observait Jarlad du coin de l’œil ; l’orateur imaginait aisément ce que le jeune maes – quarante-six ans –, ressentait devant son visage de vieillard maintes fois réjuvé. Eïr pressentait, Avelange exultait.
— La vocation artistique du kineïrat est socialement insatisfaisante, reprit Jarlad. Insatisfaisante, régressive et inadéquate. Elle a suffi à maintenir la cohésion morale de l’Homéocratie durant son âge d’or, en tant que monopole de l’Institut… Ce monopole est brisé, et il l’est définitivement. Même si nous parvenons à le recréer, il nous sera impossible de continuer à écarter ses détracteurs comme nous l’avons fait des siècles durant. D’autres Ylvain surgiront, en nombre toujours croissant, et si nous n’avons pas de structure pour canaliser leurs capacités, ils nous déborderont. (Il passa une jambe sur l’autre et croisa ses mains dessus.) La Commission connaissait cette issue quand elle fonda l’Institut ; elle la connaissait même avant que le premier spectacle kineïque fût joué. L’apparition erratique des gènes psioniques à prédominance kineïre annonçait une évolution rapide à l’échelle de l’espèce. Des milliers de sociogénéticiens se sont livrés à la résolution de myriades d’équations pendant des décennies, ce qui a abouti à la fondation de Myve en tant que bouillon de gènes psioniques ; un bouillon qui, de temps en temps, concoctait un kineïre. Mais ce que nous faisions délibérément sur Myve, de manière plus ou moins contrôlée, pouvait se produire n’importe où, n’importe quand, et l’Institut récupérait ces talents pour les former dans le respect des valeurs homéocrates. Oui, mais !
Il fit une pause, dont chacun profita pour changer légèrement de position, les uns se recalant dans leurs fauteuils, les autres alternant leur jambe d’appui, ou leur fesse.
— Nous avions compris que ce gène kineïque n’était qu’un stade primaire d’une évolution psionique autrement conséquente. Et nous guettions l’éclosion du gène suivant, sachant que Myve le produirait à une période donnée – notre première génération du CEK – et redoutant qu’elle ne s’effectue ailleurs, résultant d’un caprice chromosomique. Tomaso fut le premier pied de nez du hasard, puis il y eut Ylvain… (Jarlad esquissa un sourire.) Malgré toutes nos précautions, Tomaso nous échappa et nous tomba dessus comme la foudre… Une foudre par ailleurs fort sympathique si l’on se réfère à l’orthodoxie dont ses keïns faisaient preuve jusqu’au Festival Nashoon. Tomaso a raffermi notre vigilance, et nous avons dépisté Ylvain pour le placer à l’Institut… Vous connaissez la suite ! Myve nous réservait elle aussi des surprises : Mademoisel, que nous avons perdue par ignorance, et Mayalahani, qui nous a échappé à cause de notre négligence.
Jarlad avait pris le temps de foudroyer du regard Dor au mot ignorance.
— Ces quatre-là possèdent un don qui transcende leur art et qui vise à s’épanouir dans tout autre direction. Il en sera de même pour les enfants du CEK, et c’est maintenant, ici, que nous devons influer sur eux. Je souhaite que vous compreniez diligemment et précisément à quel point l’Homéocratie a intérêt à ce que nous réussissions ! Le kineïrat n’est pas seulement un contre-pouvoir, il est l’arbitre absolu de l’avenir de l’humanité…
Il faillit s’étrangler de l’interruption d’Eïr Fiho.
— Un arbitre se doit d’être impartial, non ? jeta celui-ci.
— Parfaitement, se rattrapa Jarlad, furieux, puisque sa fonction première consiste à faire respecter les règles.
Qui mieux que l’Éthique veillait à cela ?
— La Commission constituant l’arbitrage de l’Homéocratie, je suppose que ma réflexion sert votre argumentation. (Eïr s’apercevait de sa gaffe.) Je surveillerai mes paroles… Continuez, je vous prie.
Jarlad n’était pas dupe de la volte-face de Fiho. En émettant un doute, le maes avait éveillé le sens critique des autres. Lui aussi surveillerait ses paroles.
— Nous allons donc modifier l’orientation du CEK ; cesser de nous focaliser sur l’objet artistique du kineïrat ; étendre son champ d’action à toutes les sciences humaines ; lui donner une dimension sociale et économique ; en faire l’outil de pointe des générations à venir.
— Quel genre d’outil ? s’inquiéta Eïr.
Il savait trop bien le sens manipulateur et répressif que la Commission donnait à ce mot.
— Je vous connais, Eïr, et je sais ce qui vous effraie. (Jarlad souriait d’un air mi-entendu, mi-las.) Vous êtes un artiste, qui examine toute intention scientifique, technologique ou juridique d’un œil aussi soupçonneux que méprisant. Vous êtes capable de vous émerveiller devant un gadget révolutionnaire ou une réalisation humaine d’envergure, mais vous rejetez quatre-vingt-dix pour cent de leurs applications sous prétexte de nuisance, de déviation et de récupération… C’est une forme vicieuse de la politique de l’autruche, vous vous cachez l’humanité ! Le kineïrat est un outil de communication, comme l’holovision, l’ansible, l’informatique ou les médias, et c’est le plus précis de tous, le moins limité et le seul qui peut tenir intégralement dans le crâne d’un être humain. Regardez l’impact sociologique de la Tournée Bohème…
— C’est l’objet artistique, comme vous le disiez.
— Seulement ? N’auriez-vous pas lu le rapport descriptif du spectacle ? Ne pourrait-on pas, par exemple, classer ce Concerto pour Salmen et Bohème, de votre consœur, dans la catégorie documentaire ou reportage ? De la même façon, quelle valeur artistique accordez-vous à cette espèce de show que commet Mayalahani ? Avez-vous pensé à l’intérêt purement scientifique de ces gags érotiques ou à ce qu’ils impliquent d’évolution dans le comportement du spectateur ? Examinez chacune des keïnettes de Voyages, toujours de Mademoisel. Que ce soit celle du Microcosme humain, celle de Naissance et Mort d’une Étoile ou n’importe quelle autre, jamais aucun enseignant ne parviendra à cette perfection pédagogique ! Et je vous passe l’impact de Rêve de Vie ; ce keïn est tout simplement en train de balayer l’Homéocratie ! Êtes-vous vraiment incapable d’imaginer l’outil qu’est le kineïrat ou êtes-vous seulement paranoïaque ?
— La méfiance à l’égard de la Commission n’est pas nécessairement paranoïde, répliqua Eïr. Et ne nous prenez pas pour des simples d’esprit ! Bien sûr, un kineïre psychiatre viendrait aisément à bout des déviations psychotiques, mais dans quelles normes lui demanderiez-vous de ramener le patient ? Bien sûr, l’enseignement universitaire gagnerait à disposer de professeurs kineïres, mais vers quelle objectivité modèleriez-vous les programmes des sciences humaines ? Bien sûr, un kineïre peut relater n’importe quel événement avec une fidélité inégalable, mais cette fidélité doit-elle s’exercer envers l’Éthique ? Quelle que soit l’application, et ce ne sont effectivement pas les possibilités qui manquent, quelles garanties de libre arbitre pouvons-nous attendre de l’Etat-qui-tient-l’Etat ?
Dor buvait les paroles de Fiho comme il avait bu celles de Jarlad, et il était écartelé entre la justesse analytique de l’un et les impératifs de l’autre. Eïr avait raison sur toute la ligne. Le CEK que voulait Jarlad ne servirait que la C.E., et le kineïrat deviendrait l’arme suprême d’une dictature invisible. Mais Jarlad n’exagérait pas : l’Homéocratie s’effondrait dans l’anarchie, et le CEK semblait la seule issue salvatrice. Dor aurait aimé dormir… longtemps.
— Vous êtes cette garantie, laissa tomber Jarlad. Ennieh, Avelange, Tamane, Semar, Doholavehi et vous, et tous ceux qui vous rejoindront de Chimë. Vous êtes les maes de Foehn, et vous seuls devrez répondre de ce que feront ceux que vous formerez. Bon sang ! Soit vous avez l’envergure et vous assumez l’enseignement et les conséquences de cet enseignement, soit vous retournez projeter dans les kineïramas ! Je n’ai que faire de votre bonne conscience ! J’ai besoin d’un centre de recherche et d’une université qui produisent des types capables de relancer l’Homéocratie. Mon boulot à moi, c’est de me débrouiller pour que l’Homéocratie tienne jusqu’à l’arrivée de vos kineïres ; ayez confiance, je le ferai ! Et moi, j’ai confiance en vous pour former ceux dont j’ai besoin, je vous donne les moyens de le faire et j’attends des résultats éthiques. Mais débrouillez-vous avec cette éthique ! Faites-la rigide, extrémiste, évolutive ou souple… c’est votre problème !
— Pas d’ingérence ?
— Vous plaisantez ? J’aurai le droit de regard et celui de vous secouer les puces… ainsi que les droits d’auteur sur les objectifs qu’il nous faut définir.
— En clair, il nous restera à exécuter vos ordres.
— En clair, vous allez avoir l’occasion de les discuter… Mais maintenant, pas dans cinq ou dix ans. Est-ce que cette forme de dirigisme vous convient ou craignez-vous d’avoir un jour à vous remettre en cause ?
Fiho ne releva pas le propos, et personne ne le fit à sa place. Intérieurement, Jarlad souffla. Il avait réussi le plus dur : faire accepter sans imposer. Imposer viendrait ensuite. Il commença d’ailleurs immédiatement, en leur assenant les grandes lignes d’un programme qu’ils discutèrent avec plus ou moins d’âpreté mais qu’ils n’altérèrent pas. Fiho joua le jeu sans aucune mauvaise foi : il critiqua tout ce qu’il put critiquer, seulement il dut s’incliner. Jarlad avait tout prévu.
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Tamane était intelligente. Beaucoup l’ignoraient, mais elle le savait, aussi sûrement qu’elle n’éprouvait aucun besoin de le montrer. Il aurait été stupide de croire qu’à ne pas la montrer, elle n’usait pas de cette intelligence, et qu’à n’en pas user, elle l’émoussait : l’intelligence de Tamane cherchait juste une cause qui nécessitât toute son acuité. Ce soir-là, en réintégrant ses quartiers, après quatre heures de Jarlad et quatre heures sans Jarlad, elle ne se berçait d’aucune illusion : pas plus que celui d’Ennieh-Semar, le CEK de Jarlad-Semar (celui-ci, on le voyait peu, mais il apposait partout son sceau) n’était cette cause à laquelle ses neurones aspiraient. L’entreprise présentait bien la complexité bouillonnante et l’allure de croisade qu’on pouvait attendre d’elle, elle revêtait bien tous les aspects moraux – du mobile à l’objet, du motif au moteur –, d’un dessein de grande envergure, mais elle n’était ni évolutive, ni progressiste, et l’intelligence de Tamane ne pouvait pas prendre au sérieux un pari qui ne fût pas prospectif et novateur.
Tamane connaissait ses limites – par exemple, elle était consciente de sa pauvreté imaginative – et la force qu’elle puisait ailleurs, simplement parce qu’elle ne perdait pas son énergie à buter contre ces limites – par exemple, personne mieux qu’elle ne savait travailler avec l’imagination d’autrui. Ainsi, son meilleur atout était la collaboration, elle excellait dans la coordination logistique, mais elle était incapable de se gérer elle-même. Peut-être était-ce pour toutes ces raisons qu’elle se reconnaissait le besoin de se chercher un maître, comme si son épanouissement passait par la subordination… Sa docilité, d’ailleurs, n’excluait pas un certain masochisme. Et pas plus sur Foehn que sur Chimë, elle n’avait rencontré le dominateur qui saurait user d’elle, de tout Tamane. Même Semar – ce génie de pacotille – n’était pas à la hauteur… et de loin !
Peut-être Jarlad l’eût-il été, mais Jarlad évoluait dans un univers trop vaste pour englober Tamane. Pourtant, eu égard à cette puissance psionique qu’elle avait touchée en lui et à la dimension de cette tâche qu’il confiait au CEK, Tamane acceptait d’investir son projet, en lieu et place d’une cause, par défaut. Une chose était certaine : elle ferait ce qu’on attendait d’elle, rien de plus. Après tout, il fallait qu’elle s’occupât, et le CEK était une occupation… Et puis, peut-être qu’un jour, ce qui lui avait sauté aux yeux sauterait à la face de chacun, à la face de l’Homéocratie, et elle pourrait enfin enclencher la vitesse supérieure.
Tamane avait déduit, Tamane connaissait ce que Jarlad n’avait pas révélé et sur quoi reposait l’intérêt de son CEK. Elle savait les conséquences du prochain stade génétique dans l’évolution kineïre, celui qui allait surgir dans deux ou trois décennies, sur Myve, et qui allait faire du CEK l’arme absolue de la Commission Éthique.
La projection sans amplikine.